11
« L’Empire britannique moderne montre tous les signes de la décadence parce que nulle part en lui il ne trouve le courage d’un commandement résolu. Si vous n’avez plus la volonté de donner des ordres pour diriger par la force, si vous vous laissez aller à trop d’humanisme, alors vous pouvez abandonner votre rôle de chef. La Grande-Bretagne regrettera sa mollesse. Elle lui coûtera son empire. »
« Pour la Grande-Bretagne, la Première Guerre mondiale fut une victoire à la Pyrrhus. »
« Pour conserver leur empire, ils auront besoin d’une vraie puissance continentale à leur côté. Seule l’Allemagne peut remplir ce rôle. »
Adolf Hitler
« Une chose est certaine : Hitler a l’âme d’un prophète. »
Hermann Rauschning
— Hitler n’a pas rejeté l’occultisme comme vous semblez le croire, Mr. Steadman. Même les historiens qui ont repoussé cette hypothèse avec dédain ne peuvent expliquer les multiples preuves de la foi que Hitler portait à l’occulte. Quand ils entrèrent dans Berlin, les Russes découvrirent un millier de cadavres de moines tibétains. Tous portaient l’uniforme nazi, mais sans aucun insigne, et tous s’étaient suicidés. Pourquoi Hitler avait-il incorporé de tels hommes dans son armée et pourquoi s’étaient-ils tous donné la mort ? Que signifiaient ces expériences bizarres menées sur les dégénérés dans les camps de concentration ? La surgélation de corps vivants, l’épandage des cendres des fours sur tout le pays, les milliers de crânes trépanés trouvés par les Alliés quand ils envahirent le pays... Hitler avait lancé un programme d’expérimentations spéciales sur le V2, cette arme qui aurait pu rendre l’Allemagne victorieuse, parce qu’il était persuadé que les V2 pouvaient désintégrer la structure éthérique qui entoure la Terre. Etaient-ce là les actes d’un homme qui ne croit pas en l’occulte ? Le symbole SS de la Schutzstaffel était dérivé de l’ancienne rune Sig. Songez à l’uniforme noir, avec son crâne stylisé pour insigne : pensez-vous vraiment qu’un homme qui ne croyait plus aux sciences occultes aurait accordé tant d’importance à ce genre de détails ? Même les Services secrets britanniques créèrent un département spécialisé dans l’occulte pour contrer le Bureau occulte nazi.
Bien que le visage de Gant fût dans l’ombre Steadman sentait son regard peser sur lui.
— Mais vous avez dit que Hitler avait trouvé une nouvelle source de pouvoir, fit le détective en se souvenant de l’allusion de Pope. Ne s’agissait-il pas de la Sainte Lance ?
— Bravo, Mr. Steadman ! C’est exactement de cela qu’il s’agissait, en effet : la lance qui avait percé le flanc du Christ alors qu’il agonisait sur la croix. La Lance de Longinus le Centurion. Adolf Hitler en retrouva le fer au musée Hofburg de Vienne alors qu’il n’était guère plus qu’un vagabond dans cette ville. Il fit des recherches très poussées sur l’histoire de la relique. Déjà à cette époque, il rêvait à la gloire passée du peuple allemand, et à celle qui l’attendait dans l’avenir. Mais il avait également la vision d’autres batailles menées dans d’autres dimensions, des guerres mystiques entre les forces de Dieu et les forces du Diable.
« Wagner avait décrit ces batailles dans nombre de ses œuvres les plus achevées, et Hitler considérait Wagner comme le vrai prophète de la race aryenne ! C’est dans Parsifal, le dernier opéra de Wagner, et sans doute le plus inspiré, qu’Hitler découvrit la signification réelle du Saint Graal, cette quête de l’accomplissement spirituel de l’humanité. Les rois, les empereurs et les tyrans qui avaient réclamé la sainte relique au cours des siècles étaient au courant eux aussi de ce secret. La Lance avait fait couler le sang du Christ dans la terre pour la régénérer. Ses pouvoirs magiques devaient être vus comme la manifestation symbolique de l’éternel combat cosmique. La Lance était le symbole même de ces pouvoirs en lutte, et celui qui la posséderait pourrait choisir ceux qu’elle représenterait. Grâce à ses connaissances historiques et mystiques, Hitler avait compris que la Lance de Longinus était le lien entre les pouvoirs spirituels et physiques. Cette arme avait mêlé l’essence même des pouvoirs du Christ à la terre, et Hitler souhaitait plus que tout la posséder un jour. Et ce jour vint quand il annexa l’Autriche !
« Churchill en personne ordonna de cacher ces faits à l’opinion publique internationale. Le procès de Nuremberg n’essaya même pas d’expliquer la raison de toutes ces « atrocités ». Le monde avait été trop effrayé sans qu’il y ait besoin d’exposer les motifs démoniaques de l’embrasement. Oh non, Mr. Steadman, le Führer n’avait pas abandonné ses croyances, loin de là ! Il avait banni les sociétés secrètes parce qu’il redoutait la menace qu’elles faisaient peser sur son pouvoir occulte. Mais la Société de Thulé survécut. Nous étions déjà intégrés dans les rangs SS, et cela grâce à la vision d’un autre homme, un homme d’une autre stature que le raté qui fut notre Führer ! Un homme qui jamais n’abandonna le combat, même quand son pays fut trahi par Hitler lui-même. Je veux parler du Reichsführer Heinrich Himmler ! »
Steadman aurait éclaté de rire s’il n’avait pas su que Gant était très sérieux. Le marchand d’armes avait joint les mains devant lui comme pour prier.
— Himmler connaissait le pouvoir de la Lance. Il avait supplié Hitler de le laisser la ramener de Vienne à son Wewelsburg, le sanctuaire du nouvel Ordre Saint. Mais Hitler refusa. Il avait d’autres plans pour la Lance. Avec d’autres trésors du musée Hofsburg, elle fut légalement amenée à l’église Sainte-Catherine de Nuremberg où elle devait rester jusqu’à ce que Hitler ait assis sa domination sur le monde. Hitler a échoué parce qu’il n’avait pas écouté Himmler !
Gant se tut et ses épaules se soulevèrent avec lenteur comme s’il avait des difficultés à respirer. De la vapeur s’échappait de sa bouche et Steadman prit soudain conscience du froid qui s’était installé dans la pièce. Un froid qui n’avait rien de naturel. Derrière le marchand d’armes, le feu crépitait avec entrain dans l’âtre, pourtant il ne semblait en émaner aucune chaleur. Gant n’aurait d’ailleurs pas pu se tenir aussi près de la cheminée. Il s’approcha lentement du détective, et Steadman se tendit, certain qu’il ne supporterait pas d’être giflé à nouveau sans réagir. Mais le marchand d’armes glissa les mains dans les poches de son veston et se planta devant son prisonnier, le dominant de toute sa hauteur.
— Mais cela, c’est le passé, Mr. Steadman. Occupons-nous plutôt du présent... Comme vous le comprenez – il désigna Goldblatt et Hannah – vos deux collègues ne nous sont plus d’aucune utilité maintenant. Mais nous aimerions en savoir plus sur vous et vos projets ridicules pour détruire notre organisation. Je crains que vos amis ne soient pas très bavards. Je me demande si votre autre partenaire du Mossad l’est.
— Mon autre partenaire ? Une minute... Vous parlez de Baruch Kanaan ? Il est entre vos mains...
Il sentit la crispation de Gant.
— Non, Mr. Steadman, cracha-t-il. Je parle de votre partenaire, Holly Miles !
— Holly ? Non, vous vous trompez ! Elle n’a rien à voir avec le Mossad.
— Vraiment ? Je dois reconnaître que sa couverture était excellente. Même son lien avec mon ex-femme semble véridique. Mais le Mossad est bien connu pour son savoir-faire. Quant à l’autre, ce Baruch, je crois qu’il regrette beaucoup d’avoir voulu visiter mon Wewelsburg.
— Il est vivant ?
Gant eut un rictus malveillant.
— Presque.
Steadman préférait ne pas penser à ce que ce « presque » signifiait.
— Ecoutez, cette femme, Holly, n’a aucun rapport avec tout ça. Elle est vraiment journaliste.
— Bien sûr !
— Non, c’est vrai, Gant. Et je n’appartiens pas au Mossad non plus. J’ai mis fin à mes rapports avec l’Institut depuis des années. Ils ont seulement loué mes services pour retrouver un de leurs agents, ce Baruch Kanaan.
— Je n’ai pas de temps à gaspiller, Mr. Steadman, lâcha Gant avec lassitude. Kôhner apprendra de vous tout ce que nous voulons savoir. Nous avons des choses plus importantes à accomplir, voyez-vous. Je transmettrai vos meilleurs sentiments à Miss Miles. Je suis certain de beaucoup apprécier notre conversation...
— Où est-elle, Gant ? rugit Steadman. Que lui avez-vous fait ?
Il voulut se lever mais Brannigan appuya lourdement sur son épaule d’une main.
— Bon sang, Brannigan ! Que faites-vous avec ce dingue ? Vous appartenez à notre foutue armée britannique, non ?
Gant le gifla de nouveau vicieusement, et le détective sentit du sang couler au coin de sa bouche.
— Ne soyez pas aussi impoli, Mr. Steadman, je vous prie, fit-il posément. Je ne suis pas fou. Ce sont les dirigeants de ce pays qui le sont, parce qu’ils le laissent s’enfoncer dans la décadence...
— Mais vos sympathies vont aux Allemands, non ? grinça Steadman entre ses dents. Vous n’avez pas cessé de dire « nous » : nous avons aidé Hitler, nous les Thulistes...
— Je suis allemand, Mr. Steadman, et un ami dévoué de Heinrich Himmler. Mais jamais nous n’avons haï les Britanniques. Nous désirions être leurs alliés. D’ailleurs nous admirions beaucoup l’aristocratie anglaise dont les vues étaient parallèles aux nôtres. Malheureusement, votre pays a choisi de nous condamner. L’ironie est que beaucoup comprennent maintenant leur erreur, pas seulement dans ce pays mais aussi dans d’autres. Ils sont témoins de la prise de pouvoir des races inférieures et ils souffrent de cette aberration ! Pourtant, il n’est pas encore trop tard. Des hommes puissants nous soutiennent, et les temps sont devenus propices à la contre-révolution. Elle commencera lentement, mais beaucoup d’événements accéléreront son développement. Et ces événements seront créés par nous, la Thule Gesellschaft. Notre première action en ce sens aura lieu demain, et c’est pourquoi nous devons vous laisser aux mains de Mr. Kôhner. Il aime obtenir des renseignements de ses interlocuteurs, voyez-vous... Il a beaucoup apprécié sa discussion avec votre partenaire, Mrs. Wyeth.
Steadman oublia le .38 collé à sa nuque et la main de Brannigan. Il se redressa et ses mains trouvèrent la gorge de Gant. Il se mit à serrer de toutes ses forces, possédé par une fureur qui annihilait toute peur. Sa tête fut violemment rejetée de côté quand la crosse du .38 la frappa, mais son étreinte ne faiblit pas. Les doigts de Gant entourèrent ses poignets et l’Allemand essaya d’écarter ses mains. Malgré la force incroyable qu’exerçait le marchand d’armes, la haine de Steadman restait la plus forte. Mais un autre coup de crosse l’assomma à demi, puis un troisième. Lentement Steadman desserra sa prise et glissa sur les genoux, se retenant au corps de Gant dans sa chute. D’un coup de genou, celui-ci l’envoya rouler au sol. Steadman essaya de se relever et ne parvint qu’à s’agenouiller. Brannigan le frappa sèchement au ventre, le projetant encore une fois au sol. A travers un brouillard rouge, il vit le visage ridé du vieux Dr Scheuer qui se penchait vers lui, ses yeux toujours cachés dans deux puits d’ombre. Un cri de rage lui fit tourner la tête malgré l’étourdissement. Goldblatt hurlait sa fureur, mais ses liens le laissaient impuissant.
— Salauds ! Vous êtes toujours des monstres de la Gestapo ! Des animaux !
Steadman sentit l’inconscience le menacer, et tout ce qu’il vit alors avait l’irréalité d’un rêve. La pièce tanguait devant ses yeux, et la lueur dansante du feu paraissait baisser. Kôhner sortit d’une poche un objet brillant. Gant hocha du chef et Kôhner empoigna les cheveux de Goldblatt et tira sa tête en arrière. La lame du poignard trancha la gorge offerte de l’Israélien dans un mouvement d’une curieuse lenteur et le sang jaillit en un flot sombre qui inonda la chemise de Goldblatt. Steadman vit le corps se raidir puis tressauter brièvement.
Un froid terrible l’envahit et le détective perdit connaissance.